“La femme n’existe pas”
Vous venez d’entendre deux jours durant des travaux sur la norme mâle. Votre présence atteste que ce thème vous a intrigué, passionné, peut-être irrité ou tout simplement diverti. Une autre proposition de Lacan vous est faite maintenant : « la femme n’existe pas ». Elle donne leur titre aux Grandes Assises de l’AMP qui se tiendront du 31 mars au 3 avril prochain.
Croyez-vous que la femme n’existe pas soit sans rapport avec la norme mâle ? Ou au contraire que la norme mâle finisse par épouser la femme qui n’existe pas dans un beau rêve de complétude ? Peut-être imaginez vous que la femme qui n’existe pas va semer la débandade, chez tous les mâles ? Tous, car comme on sait l’homme n’est pas phallique tout seul mais en bande. Et encore ceci : Pensez-vous que dans une analyse on chemine depuis la norme mâle vers les rivages énigmatiques du féminin ? En somme que l’on quitte la grisaille de la norme mâle pour enfin atteindre l’arbre vert du féminin plus libre, plus aérien bref disons plus glamour !
Pour ma part, j’ai cru comprendre au long de ces deux jours que dans “norme mâle” le plus important c’est norme et non pas mâle. Que la psychanalyse ne promeut pas la norme mais qu’elle reconnaît sa fonction dans la subjectivité.
Lacan nous propose une articulation si moderne de la norme mâle et des femmes ! Écoutez donc : nous sommes en 1955. Lacan avance : « L’ordre symbolique est androcentrique, c’est un fait fondamental». Et il éclaire à partir de là la position dissymétrique de la femme dans les liens amoureux et en particulier dans le mariage. La parole donnée, l’amour donné à l ‘époux ne vise pas cet individu-là même idéalisé mais « un être au-delà ». L’amour va de la femme à ce que Proudhon appelle « tous les hommes ». « Tous les » c’est une fonction universelle, c’est l’homme universel, la femme universelle, le symbole du partenaire. Et c’est pour cela qu’il y a conflit, tension et que les histoires d’amour finissent parfois mal. Mais pourquoi ? Il faut pour le saisir nous dit Lacan revenir à ce que Lévi-Strauss a mis en évidence : de même que la parole fait l’objet de l’échange originel, les femmes sont aussi introduites dans le pacte symbolique comme objet d’échange non pas entre les hommes mais entre les lignées fondamentalement androcentriques. Et c’est bien ce qui fait le caractère conflictuel, « sans issue dit Lacan, de sa position – l’ordre symbolique littéralement la soumet, transcende ». Et il y a là quelque chose d’insurmontable : ce qui lui est insupportable c’est d’être mise en position d’objet et dans un rapport de second degré par rapport à cet ordre. Qu’il s’agisse de l’homme le plus concret ou de l’homme le plus transcendant. Mais comme il arrive rarement, et depuis fort longtemps, que l’homme soit de taille à incarner des dieux, la relation se dégrade en conflit, rivalité dans le rapport imaginaire.
Au temps des maîtres, les femmes ont le recours de la revendication : nous ne sommes pas des objets, des esclaves ! C’est dire que la révolte féminine ne date pas d’hier : Lacan rappelle que dans les familles patriciennes à Rome, il n’était pas rare que les femmes empoisonnent leurs maris !
Mais quand il n’y a plus de maîtres, que l’ordre symbolique bat de l’aile, la rivalité la plus directe s’installe et la guerre des sexes fait rage. Autre difficulté pour les femmes au temps de la mort du maître viril, la solitude face au réel de la vie. Elles ont beau être amies du réel, c’est une amitié parfois difficile à vivre. Bref comme dit Kojève il leur faut du cran. Aucune révolution progressiste n’est à espérer.
Il en ressort que les femmes trouvent certes à se situer à partir des fonctions définies par la famille : épouse, sœur, fille, mère, etc. autant de nominations qui leur donnent une place, une visibilité, un être de discours. La part femme est ainsi recouverte par la mère et le mari fait l’enfant, dit Lacan. L’inconscient (même structure que le Discours du maître) de la femme ne connaît que la mère.
Et quand la signification du mariage est abrasée comme dans nos sociétés, à la mesure de l’émancipation des femmes, on comprend que la guerre des sexes fasse rage, la domination masculine étant d’autant plus insupportable et ce que Lacan nommait « principe féminin » trouvant à se dévoiler dans une lumière plus crue. Lacan n’a-t-il pas éclairé ainsi à partir de la position féminine que c’est l’ordre phallique lui même qui est l’étranger pour les hommes comme pour les femmes ? Exclusion hors des espaces de la cité pour les femmes, écrasement, mortification pour les hommes.
La part dite femme est structurellement déplacée, jamais à sa place, exilée, par rapport à ce « tous les hommes ». Lacan dessine ainsi le lieu de la femme comme ce lieu qui demeure vide. Et comme Jacques-Alain Miller le relève, cela n’empêche pas que l’on puisse y rencontrer quelque chose ! Je dirai que ce sont les formes variées, variables du désir de la femme que Lacan écrit [ A barré ( phi) ]. Et donc de Cochabamba à Melbourne, nous allons dessiner ces formes du désir, les mettre à jour, les élucider de manière à faire résonner aujourd’hui plus qu’hier que La femme n’existe pas.
Ces Grandes Assises se dérouleront en visio-conférence, pas toute la journée, pas toute la nuit, seulement quelques heures par jour, durant quatre jours : c’est dire que nous allons prendre appui sur le meilleur de la technique pour nous réunir par delà les frontières et faire l’expérience de la diversité des langues de la psychanalyse dans le monde.