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Almodovar-Des fictions et des femmes


On ne présente plus Pedro Almodovar, réalisateur espagnol de 72 ans, ayant à son actif pas moins de 24 longs métrages. Son dernier film,Mères parallèles, tire deux fils, tout aussi parallèles : l’histoire de deux femmes, celle qui voulait la maternité et celle qui n’en voulait pas, et la grande histoire, celle des dictatures, en l’occurrence ici celle de Franco. Il faut savoir qu’Almodovar, jusqu’à ce film, tenait « sa vengeance »1vis-à-vis de celui-ci, en ne lui accordant pas une minute de sapelicula. Avec Mères parallèles, il change de position : il est question de regarder l’histoire de l’Espagne en face. 

Peut-être a-t-il fallu que trois générations se succèdent et que les arrières petits-enfants osent poser des questions ? Peut-être fallait-il que l’extrême droite se réveille en Espagne, et ailleurs, pour que le temps soit venu de parler de la guerre civile qui laisse derrière elle quelques 30 000 espagnols exécutés par les milices franquistes ? Aujourd’hui des espagnols, comme c’est le cas de Janis dans le film, veulent faire ouvrir ces charniers pour donner une sépulture digne à leurs morts. 

DansMères parallèles, Almodovar raconte l’histoire de deux femmes, Janis et Ana, qui se rencontrent à la maternité et dont on échange les bébés, à la naissance, à leur insu. Ce n’est que quelques mois plus tard que Janis, qui a un doute, fait un test qui lui révèle qu’elle n’est pas la mère de sa fille. Elle comprend que les bébés ont été échangés mais elle apprend également que la fille d’Ana – sa propre fille donc – est décédée de mort subite quelques mois après sa naissance. En conséquence, dans un premier temps, elle choisit de se taire. Il lui faudra un certain temps pour décider de révéler à Ana son secret. 

Se taire ou parler : c’est de cela que ce film traite, que ce soit dans la petite ou la grande histoire. Parler oui mais comment ?

Almodovar nous montre la voie qui est celle du courage de parler lorsque la parole s’affronte à un réel, c’est-à-dire à ce qui ne peut pas se dire, ici, le réel de la mort : celle de centaines d’espagnols pendant la guerre civile, celle d’un enfant pour une mère. 

Dans ce film en particulier, mais dans son cinéma en général, ce sont les femmes qui sont en position de pouvoir le faire le mieux. Est-ce parce qu’elles incarnent, comme le dit Freud, dans la culture, des sujets qui se préoccupent de la sexualité, de l’amour, du désir, de la jouissance : ces grands thèmes de la psychanalyse ?2

Des femmes, il y en a toute une variété dans ce film, et c’est aussi remarquable : cette mise en valeur des variétés de la jouissance côté femme, conforme à ce que La femme n’existe pas.

Il y a les héroïnes de cette histoire. Il y a aussi la mère d’Ana : Teresa. Teresa est une figure honteuse de la maternité : celle qui ne recule pas devant le fait de dire qu’elle n’a pas assumé son rôle de mère car tout son désir allait au théâtre. Cet aveu soulève d’ailleurs un véritable tabou social que recouvre le mythe d’un soi-disant instinct maternel. 

Il y a deux autres femmes, comme dissimulées. Almodovar aime bien insérer le théâtre dans ses films.Ici, il s’agit de la pièce de Frederico Garcia Lorca, poète qui fut exécuté à 38 ans par les milices franquistes : aucun détail n’est laissé au hasard chez Almodovar. Teresa est l’interprète principale de la pièce Dona Roseta la soltera, traduisez la célibataire : une femme qui, ayant passé toute sa vie suspendue à la promesse de retour de son premier amour, ne connaîtra jamais ni le couple, ni la maternité. On dit que cette pièce, écrite dans les années trente, n’était pas sans évoquer une autre attente : celle de « l’homme fort » qui se présentera sous les traits de Franco. Cette impasse subjective récurrente résonne avec l’actualité.

Et puis j’ai cherché le travesti : figure quasi toujours présente dans la filmographie almodovarienne. L’amour d’Almodovar pour les femmes est tel que même les hommes tendent à vouloir se compter parmi elles !

J’ai cru l’avoir trouvé dans le modèle que Janis, photographe professionnelle, shoote. Eh bien non, cette femme aux formes pleines, n’est pas un travesti. Il s’agit de la mannequin et actrice espagnole Daniela Santiago, qui a tout de même interprété le rôle d’un travesti célèbre, Cristina Ortiz Rodriguez, dans la série Veneno en 2020. Almodovar n’en finit pas de distiller du trouble dans le genredes hommes et des femmes ; et de rendre sensible la dimension subversive du désir, qu’il soit homo ou hétérosexuel.3

La vérité pas-toute sort donc de la bouche des femmes chez Almodovar, des femmes saisies dans l’infinie variété de leurs jouissances : car elles ne sont réductibles ni à la mère, ni à leur anatomie, comme en témoigne la figure du travesti dans le cinéma almodovarien. 

Alors qu’est-ce qui fait la spécificité de la voix de ces femmes ou pour mieux dire : qu’est-ce qui fait la spécificité d’une parole quand elle s’articule à la part de féminin de celle ou de celui qui parle ? 

Les femmes d’Almodovar parlent tout en sachant qu’il y a une chose muette qui ne parle pas car ça jouit, en silence, au cœur de la parole. « Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire. Quand une femme vous dit ça, ce n’est pas bon signe », nous rappelle Jacques-Alain Miller4. C’est en effet le signe qu’elles attendent autre chose que de belles paroles. Cela fait d’elles des êtres plus libres que les hommes vis-à-vis du semblant, rodées à la mascarade, et peut-être bien « plus proche du réel »5.

Ainsi il nous semble que ce ne serait pas trop pousser que de dire que le cinéma d’Almodovar s’inscrit dans cette veine féminine qui donne une grande liberté aux femmes à l’égard du semblant6. À la place du vide de la Chose, Almodovar invente une multitude d’histoires, avec cette esthétique picturale lui est propre, en lieu et place d’une barrière qui se pose comme une défense vis-à-vis de Das Ding. « Le beau surgit, nous dit Jacques-Alain Miller, comme la dernière barrière sur le bord de la jouissance avec ce qu’elle a d’insoutenable. 7»

Cette opération de défense contre le réel opérée par la fiction a des caractéristiques paradoxales 8: nous voilà à la fois capturés, apaisés par les images mais tout autant réveillés du fait de cette approche du réel par le beau. Car la fiction se situe sur un bord entre semblant et réel, sur une frontière amboceptrice. 

Cette hypothèse nous semble se confirmer dans un texte qu’Almodovar a écrit quelques jours après la mort de sa mère, intitulé : le dernier rêve de ma mère.

Il dit comment elle a transmis ce virus de la fiction au petit garçon qui grandissait au milieu des femmes réunies dans le patio des maisons de la Mancha, une région pauvre et aride de l’Espagne. Ce bain de langage traitait de la vie et de ses « histoires assez terribles ». Almodovar raconte que sa mère, pour arrondir leurs fins de mois difficiles, l’avait associé à son activité d’écrivain public, lui, le petit garçon qui savait lire et écrire, contrairement aux villageois analphabètes. Il y découvre que celle-ci prend la liberté d’ajouter des histoires de son invention aux lettres qu’on lui porte à lire. Horrifié par ce qui lui apparaît comme un mensonge, il lui en fait le reproche. 

La réponse de sa mère aura l’impact sur son corps que l’on sait puisque le cinéaste voudra, très tôt, consacrer sa vie à raconter des histoires ; seule façon, selon lui, de rendre le réel de la vie supportable : des fictions et des femmes.

Son cinéma s’appuie sur l’infinie variété de la jouissance des femmes, soit l’équivalant de ce La femme n’existe pas. Almodovar leur prête un savoir sur le réel et un savoir y faire avec les fictions susceptibles de lui faire écran. C’est ce secret qu’il détient lui-même d’une femme : sa mère.

Élisabeth Pontier, mars 2022

1Frédéric Strauss, Conversations avec Pedro Almodovar, Cahiers du cinéma, 2007, édition augmentée, p. 154.

2Miller, J.-A., « Des semblants entre les sexes », conférence prononcée à Buenos Aires le 10 mars 1992, La Cause freudienne n°36, 1997, p. 9.

3Marty, É., Le sexe des modernes, éditions du Seuil, 2021, « Le sexe travesti », p. 139-236.

4Miller, J.-A., « L’orientation lacanienne. De la nature des semblants », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 29 janvier 1992.

5Miller, J.-A., « Des semblants entre les sexes », op. cit., p. 5.

6Lacan J., Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2006, p. 35.

7Miller, J.-A., « Opérer avec la Chose », Horizon N°66, L’envers de Paris 2021, p. 32.

8Ibid.